vendredi 8 mai 2020

L’avenir de la prédiction des tendances


Au delà de cette tautologie amusante, les métiers de la prospective sont en train d’enclencher une réflexion de fond sur leur rôle et leur avenir dans la société post COVID.  

Ces moments particuliers que nous expérimentons tous nous questionnent sur de nombreux sujets, du plus trivial au plus métaphysique. Que fait-on de notre métier, notre vie quotidienne va-t-elle changer un peu ou beaucoup, pourrons-nous partir en vacances ? Mais aussi, quel rôle tenons-nous dans la société, quelle est notre utilité sociale, et quel projet pour demain… ou tout à l’heure ? Tout est passé au crible, trituré jusqu’à l’obsession comme lorsque que l’on répète un mot inlassablement jusqu’à ce qu’il se vide de son sens. Les pensées tournent en rond et se heurtent à une nouvelle réalité : l’absence d’un futur prédictible. 

La question est particulièrement taraudante pour ceux qui ont passé leur vie professionnelle à étudier les tendances, à respirer l’air du temps pour y détecter des signaux transformables en décisions produit, en anticipant les besoins du marché par l’intuition. Ces métiers de la prédiction s’étaient récemment rationalisés grâce aux machines qui permettent de dévorer du Terabit en un clin d’oeil et à anticiper les besoins du marché. 
La méthodologie mise au point par les bureaux de style est née quasiment en même temps que le prêt-à-porter et même si ceux-ci ne sont plus à la source de toutes les tendances, le système de la mode repose sur ce modèle prédictif. Ouvrir les yeux et les oreilles, anticiper, prévoir, convaincre. Pourtant, le temps n’était déjà plus à la confiance dans les intuitions et fulgurances des gourous mais à post-rationaliser leurs recommandations. Les prises de risques de plus en plus minimales ont fait place aux études quantitatives, aux méthodologies marketing et à cette fameuse intelligence artificielle qui allait - c’était sûr - nous mener par le bout du nez grâce à la surveillance de masse à laquelle nous nous soumettons au quotidien, en victimes largement consentantes. 

Cette intelligence artificielle, quel objet va-t-on lui assigner désormais ? Continuer à augmenter les ventes ? Remplir à tout prix des cases de vacance produit ? Continuer à gaver un suralimenté ? Comment apprendre à une machine, aussi intelligente soit-elle, que le monde a changé en un mois ? Pas seulement les datas, les chiffres, mais la psychologie humaine qui gouverne nous désirs et nos aspirations, ces données les plus insaisissables qui nous font faire et penser le contraire de ce que nous faisions et pensions il y a quelques semaines. Comprendre l’esprit humain dans ce qu’il a de plus tortueux et subtil, et qui plus est maintenant, une terra incognita face à une situation nouvelle. 

Le futur est-il encore lisible ? Doit-on se remettre en marche et faire fonctionner imperturbablement notre méthode de « divination » en se faisant confiance et en se disant que les prédictions vont se réaliser à plus ou moins long terme. Après tout, ceci est notre métier et ce que nous prévoyons c’est nous qui le rendons réel. 

Et pourtant, ce futur semble vain. Il est temps de changer de paradigme dans nos professions de stylistes et professionnels de la tendance. C’est un autre métier qu’il nous faut inventer. 
La créativité peut se repositionner dans les process aussi bien que dans l’esthétique. 
Bien sûr, personne ne peut croire qu’un produit bon pour la planète mais inesthétique puisse gagner la bataille. Le design doit non seulement être à la base du produit mais il doit élargir son périmètre d’influence. Demain, c’est le process, la chaine de production, le « comment » qu’il faudra évaluer et « designer », la créativité n’a pas de frontières de compétences. 
Bien sûr nous sommes conditionnés à considérer le créatif comme un artiste « utile », un être un peu hors sol, un rêveur qui apporte le supplément d’âme au produit, qui décide de sa couleur - on le laisse faire, ce n’est pas si important ! Mais la créativité est universelle, c’est une capacité humaine plus ou moins exercée et assouplie - comme un muscle - et nous en avons besoin pour penser non seulement la couleur et toutes les données sensorielles du produit que nous savons essentielles, mais aussi pour penser le « faire ». Nous en avons besoin maintenant. Pas dans 2 ans. 

Oui, notre responsabilité en temps que conseil en design, trend forecaster ou enseignant c’est de se mettre humblement au service du concret et d’y apporter notre capacité d’abstraction. 
Le concret c’est la chaine de production, non pas pour la contrôler mais pour l’inclure dans le processus créatif au même titre que le choix de la couleur ou de la forme. C’est penser la proximité aussi bien temporelle que géographique et se libérer des calendriers millefeuilles que nous avons contribué à rendre fous. C’est savoir renoncer de bonne grâce et avec le sourire à des idées qui nous tiennent à coeur si elles ne sont pas réalisables ou sont la cause de dégâts environnementaux. C’est se défaire de réflexes pavloviens rejetant l’usine et ses ouvriers du côté de la face cachée de la production, un peu sale, pas intéressante ou méprisant les technologies de design dématérialisé du côté des geeks-qui-vont-nous-piquer-notre-travail-de-créatifs. 

L’avenir du design est collectif, le produit d’une équipe plus que d’un individu aussi talentueux soit-il. La mode doit trouver sa raison d’être et assumer pleinement sa dimension politique et sociale pour se réinventer et retrouver sa fierté, sa raison d’être au monde. 
Non le durable et le dé-saisonnalisé ne sont pas anti mode ! Créer sans cesse du nouveau, réinventer chaque saison en évitant soigneusement de répéter ou de redire : nous sommes tous conscients du non sens. Ce qui compte c’est ce que l’on crée maintenant, pour qui et pourquoi. 
A nous de le prouver et de sortir des impasses du renouvellement frénétique et de la surproduction et de militer pour des produits désirables longtemps, qui se chargent d’histoire(s) sans fin. 


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